La lanterne, au Japon, est un objet de la vie ordinaire doté d’une fonction extraordinaire.
Il en existe de multiple, chacune ayant un nom particulier, selon qu’elle soit en bronze ou en pierre, en papier ou en soie, suspendue ou à terre, flottant sur l’eau ou s’envolant dans les airs. En fait, la lanterne accompagne et guide les japonais dans tous les moments de leur quotidien, revêtant des fonctions très précises mais rarement perceptibles aux yeux des occidentaux.
Arrivée de Chine via la Corée, d’abord en bronze, fer ou pierre, elle s’installe dans les temples, sous le nom de tōrō .
Plus tard, toujours en provenance de Chine, c’est le cadre de bambou rectangulaire, rond ou cylindrique recouvert de papier ou de soie qui fait son entrée à son tour au Japon et envahit la vie quotidienne. Ces dernières, plus proches des lampions, suspendues ou posées à même le sol se nomment Chōchin. On les retrouve partout, alignées devant les temples ou à l’entrée des restaurants, lors des festivals et notamment en hommage aux ancêtres défunts lors de la cérémonie de Urabon-kyō où elles flottent par centaines sur les lacs et les rivières.
Toutes ces lanternes ont une merveilleuse chose en commun : elles n’éclairent pas … ou très peu. C’est alors que l’on prend conscience de l’abime qui sépare la perception de la lumière dans le monde occidental de celle – terriblement plus subtile – du Pays du Soleil Levant.
Mais à quoi peuvent-elles donc bien servir ?
La lanterne tōrō, en bronze ou en pierre, est apparue dans les temples japonais afin de rendre hommage à Bouddha en lui offrant une source de lumière. En réalité, il s’agit davantage d’une métaphore de la lumière que de l’incandescence elle-même, car cette lanterne est une petite merveille de symbolisme. Elle s’invite non seulement dans les temples mais aussi aux abords des maisons de thé et dans les jardins, rappelant aux humains leur lien avec la nature à laquelle ils appartiennent.
Les tōrō ont la même composition.
D’abord un socle à même le sol qui représente la terre chi .
Il est surmonté d’une seconde partie qui symbolise l’eau sui ,
puis d’une troisième où se trouve la flamme qui évoque le feu ka.
Viennent ensuite la quatrième partie dédiée au vent fū
et enfin l’ultime étage, le plus subtil, qui nous amène vers l’espace infini, le vide ou l’esprit kū.
Et que fait la lumière dans tout cela ?
Elle irradie comme l’énergie Qi qui est un des fondements de la vie selon la médecine traditionnelle chinoise ; subtile, essentielle, vibrante, elle est présente dans cet objet à l’image de l’énergie qui traverse l’homme. Ces lanternes sont de petits guides spirituels qui ponctuent avec délicatesse le paysage, traits d’union entre le ciel et la terre.
Et qu’en est-il des Chōchin, ces lanternes de papier ou de soie, omniprésentes à la nuit tombée dans les rues des villes ? Certes, les inscriptions peintes sur leurs parois rebondies sont des indices sur les établissements qu’elles ornent mais il est évident que ce n’est toujours pas la lumière qui prime tant elle est tamisée et retenue.
Voilà justement ce qui est fascinant dans la culture japonaise : toutes ces sources lumineuses ne cherchent surtout pas à éclairer mais à valoriser l’obscurité qu’elles révèlent, créant ainsi un tableau de clair-obscur, magique autant qu’irréel.
La source lumineuse, filtrée et ténue, est destinée à magnifier l’Ombre, ce monde fait d’incertitudes, de possibles et d’inconnu. Cette ombre, si chère aux japonais, qui est là où nait l’indicible et la beauté.
« Je crois que le beau n’est pas une substance en soi, mais rien qu’un dessin d’ombres, qu’un jeu de clair-obscur produit par la juxtaposition de substances diverses. De même qu’une pierre phosphorescente qui, placée dans l’obscurité émet un rayonnement, perd, exposée au plein jour, toute sa fascination de joyau précieux, de même le beau perd son existence si l’on supprime les effets d’ombre. »
Junichiro Tanizaki – Éloge de l’ombre
Le pays qui vénère le plus l’ombre est donc celui qui possède la plus grande variété de lanternes pour justement exalter ces magnifiques jeux du clair-obscur. L’ombre est une richesse esthétique, pleine d’élégance et de sous-entendus, une source de doutes et d’inspiration, d’énigme et de révélations. Comme un geste suspendu, l’ombre appelle vers d’autres rivages que notre esprit peut sublimer à loisir. La lumière incertaine des lanternes a besoin de l’obscurité qu’elle ne peut percer, parce qu’ensemble toutes deux se renvoient la poésie de la vie et de la mort.
A l’image de la calligraphie, dont le simple trait noir vient réveiller la blancheur du papier, le halo des lanternes fait vivre l’ombre qui a tant de richesses à offrir. Dans l’ambiguïté des demi-teintes, les formes deviennent plus suggestives, les contours plus mouvants et la beauté plus exquise. Tout ce que l’on ne voit pas, mais devine, s’imprime alors dans la rétine de notre imagination que la lanterne japonaise sait si bien solliciter.
Et la noirceur du monde n’existe plus.
Texte de Claudia Gillet-Meyer, Photos de Régis Meyer
En savoir plus:
https://fr.wikipedia.org/wiki/Éloge_de_l%27ombre_(Tanizaki)