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Il est resté longtemps méconnu ou boudé, sans doute parce qu’il n’affichait pas une modernité aussi radicale que son élève Le Corbusier. Dans le choix affiché de ses contemporains de faire table rase du passé, Auguste Perret a freiné des quatre fers tout en étant un des plus grands architectes précurseurs de son temps. Drôle de paradoxe. Qui se joue par exemple sur la question de la fenêtre que Le Corbusier ne voulait qu’en bandeau afin de marquer la rupture avec le passé alors que Perret la souhaitait verticale, fidèle à une continuité historique.
Les critiques et le public n’aiment pas les « entre deux » et c’est justement un peu ce qu’Auguste Perret a représenté. Un homme entre modernité et modération. Aujourd’hui heureusement, un regard nouveau se pose sur ses réalisations, notamment sur la ville du Havre, son chantier le plus colossal et emblématique, classé au Patrimoine Mondial de l’Unesco en 2005.
La première fois que j’ai traversé le Havre, sans pouvoir vraiment m’y attarder, j’ai trouvé la ville assez austère, voire triste et monotone.
La continuité de tous ses bâtiments qui semblaient se ressembler m’a dérangée. Je cherchais les recoins dans les lignes droites, le chaos dans la rectitude, la vie qui nait du désordre.
En fait, j’étais passée à côté de tout et surtout de l’essentiel. Pour découvrir Le Havre de Monsieur Perret, le regard doit prendre son temps et s’habituer au rythme voulu par l’architecte, afin d’en saisir les nuances comme le boléro de Ravel.
Toujours le même et pourtant toujours différent.
L’histoire de cette ville « nouvelle » commence en 1945 quand le Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme confie la tâche à l’atelier Perret de reconstruire la ville qui est alors un immense champ de ruines. 10 000 immeubles ont été détruits pendant la guerre. Vu l’urgence, Perret est doublement l’homme de la situation, parce qu’il sait construite moderne et économique. Son atelier va s’orienter vers l’élaboration d’une ville neuve, sans regard vers son passé, en mettant en place de nouveaux procédés urbanistiques, une cohérence dans son plan d’ensemble et des techniques de fabrication novatrices et peu onéreuses grâce à l’emploi du béton, LE matériau chéri du maître.
On peut dire que Monsieur Perret est littéralement amoureux du béton. Il ne se contente pas de l’utiliser pour ses immenses possibilités de stabilité et de durabilité, il en fait son « ordre » architectural. Son expérience dans l’atelier de son père, tailleur de pierre, lui a appris qu’un matériau brut peut se tailler, se polir, se sculpter. Il pense, à juste titre, que le béton peut aussi se travailler.
Le béton, c’est de la pierre que nous fabriquons, bien plus belle et plus noble que la pierre naturelle.
Auguste Perret
Il joue donc sur la composition du béton, l’enduit pour le protéger, le lave pour en faire ressortir le grain, le boucharde pour obtenir des irrégularités dans la surface, le teinte dans la masse pour en faire changer les nuances. En fait, Auguste Perret veut imposer le béton autant comme structure porteuse que comme parement mais ses contemporains ne sont pas prêts. Il commence donc par faire des concessions avec des constructions en béton … recouvertes de façades plaquées qui contredisent ses discours. Que ce soit dans son immeuble de la rue Franklin à Paris, sa première réalisation importante en 1903 qu’il recouvre de minces plaques de céramique ou le nouveau théâtre des Champs-Élysées, huit ans plus tard, qu’il se voit contraint de cacher derrière des plaques de marbre blanc veiné de gris, de blanc et de noir, il n’a pas les coudées franches.
Le Havre lui donne enfin la possibilité de montrer, à grande échelle, toutes les possibilités de ce matériau, sans en avoir honte.
Dans les unités d’habitation, destinées aux sinistrés de guerre, tous niveaux sociaux confondus, l’atelier Perret conçoit des appartements allant du studio au F6, au confort inouï pour l’époque : double orientation, ensoleillement optimal, cuisine et salle de bains intégrées, vide-ordures, chauffage collectif à air pulsé. Cette prouesse est évidemment possible grâce aurecours à la préfabrication, l’utilisation systématique d’une trame modulaire, et l’exploitation novatrice du potentiel du béton.
Le style de construction d’Auguste Perret repose sur deux règles fondamentales : la structure porteuse (ou ossature) et les remplissages (cloisons). Chaque immeuble est composé de poutres espacées de 6,24 mètres exactement et l’espace vide est comblé avec des dalles de béton que Perret orne avec toute la subtilité de son façonnage faisant varier les nuances et granularité de son matériau, d’un immeuble à l’autre.
Mais c’est très certainement dans la réalisation de l’église Saint-Joseph que la magie Perret opère le plus. Cet édifice, tout béton, comme le reste de la ville, est d’une élégance et d’une légèreté incroyables, grâce aussi aux lumineux et chatoyants vitraux de Marguerite Huré.
Auguste Perret n’a jamais fait de compromis quant à ses convictions. Il s’est rangé du côté des bâtisseurs. Son ambition était différente de ses contemporains car le beau, pour lui, répondait à une exigence morale, à un devoir et à une probité. Il parlait volontiers de « banalité » dans l’architecture comme d’une volonté de concevoir et de réaliser ce qui semblera avoir toujours existé. Une architecture « raisonnable » loin de la compétition des égos, plus tout à fait classique, sans être complètement moderne, qui serait le reflet d’une vision sociale apaisée.
Heureusement qu’après l’avoir renié ou incompris, nos contemporains lui rendent enfin hommage.
Texte et photos: Claudia Gillet-Meyer.