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    La « place d’Espagne », une des plus belles flamencas de Séville (ESPAGNE)

    11 mai 2022
    PLACE D'ESPAGNE

    Les grandes expositions, à caractère international, ont été inventées en Europe au milieu du XIX° siècle, afin de présenter au public le progrès technique et scientifique des nations. Dans leur sillage, d’autres expositions ont vu le jour, mais aujourd’hui, on oublie de les mentionner, car elles ne sont plus tout à fait politiquement correctes. Je veux parler des « expositions coloniales ». À peu d’années d’intervalle, Londres (1924-25), Séville (1929-30) et Paris (1931) ont réalisé ces projets fous visant à célébrer la gloire de l’Empire ou de la Mère Patrie. 

    Alors que l’Angleterre et la France sont encore pleinement en possession de leurs colonies lorsqu’elles lancent l’idée de telles manifestations, dans le cas de Séville, le Royaume d’Espagne n’est plus. La fin du XIX° siècle a sonné depuis longtemps le glas de la conquête espagnole et l’ensemble des territoires américains s’est émancipé de sa tutelle hispanique.  

    Alors, pourquoi une telle exposition, et pourquoi à Séville ? 

    Il faut se souvenir que Séville fut la quatrième plus grande ville d’Europe au XVI° siècle (après Paris, Londres et Naples). De son port, sur le fleuve Guadalquivir, partaient les galions pour le Nouveau Monde revenant chargés de l’or des Amériques. Cette ville, alors richissime, attirait les banquiers, les marchands et les artistes de toute l’Europe ainsi que les aventuriers du monde entier. Au début du XX° siècle, elle n’est plus qu’une ville de province, mais elle est encore immensément chargée de symboles. Et c’est précisément et entièrement autour du « symbole » que s’imagine cette exposition dénommée « ibéro-américaine », dont la ville d’accueil ne pouvait être que Séville. 

    En fait, l’Espagne est alors dirigée par le dictateur Miguel Primo de Rivera et « ceci » explique « cela ». Derrière cette exposition, il y a l’idée de commémoration, d’identité nationale voire nationaliste, de retour sur un passé glorieux « prouvant que l’héritage colonial espagnol est lui aussi synonyme de progrès ». Le projet est colossal et il met près de 30 ans pour voir le jour car il est notamment interrompu par la guerre de 14-18. 

    Si on l’analyse avec un regard critique, cette exposition peut paraitre caricaturale dans sa manière d’inviter les références historiques, de positionner les pavillons et de désigner les espaces. C’est ainsi que la « Place d’Espagne » – monument phare de l’exposition, en référence à la nation alors qualifiée de « Mère et Éducatrice des Peuples – et la « Place des Amériques » – celle des anciennes colonies – se sont retrouvées des deux côtés du parc, reliées par des avenues portant les noms des … conquérants ! Considérée plus comme une marâtre que comme une mère protectrice, l’Espagne a alors des relations compliquées avec le monde américano-hispanique et on peut se demander si une telle disposition spatiale pouvait vraiment favoriser le dialogue entre des peuples qui avaient pris une certaine distance. 

    Bref, l’exposition en soi pourrait être discutable mais comme toutes ces manifestations, il en reste toujours quelque chose d’intéressant, une trace, un « pavillon » qui a échappé à la destruction ou qui a été sciemment conservé. C’est bien le cas de cette « Place d’Espagne », qui a été érigée comme un monument à la gloire de l’unité́ espagnole sous l’égide des Rois Catholiques face à son royaume américain. Tout a été pensé de manière gigantesque et symbolique et on a dit que son bâtiment, construit en un hémicycle long de 170 mètres de diamètre et terminé par deux tours de 80 mètres de haut, était comme une matrone serrant dans ses bras son ancien Empire.

    La base de l’édifice est scandée par 48 bancs recouverts d’azulejos représentant les provinces espagnoles, et le cours d’eau qui serpente en son milieu, symbolisant le Guadalquivir, est traversé par quatre ponts dédiés aux royaumes de Castille, d’Aragon, de Navarre et de Léon.

    Peut-on faire plus lourdement évocateur ? Raconté ainsi, le monument pourrait donner la nausée mais en fait, c’est exactement le contraire.  

    Aujourd’hui, quand on parcourt ce lieu, on oublie totalement toutes ces références. On les oublie ou on les ignore, car la beauté a effacé la pesanteur des symboles d’antan. Je ne sais si l’architecture est remarquable mais elle est très certainement envoûtante. Peu importe sa représentation, cette place s’est mise à exister par elle-même, faisant un pied de nez à tous ses commanditaires.

    Elle est élégante, voire même un peu hautaine et légèrement amusée, s’étant complètement émancipée du rôle qui lui a été assigné afin de faire ce que bon lui semble. Telle une danseuse de flamenco, elle laisse virevolter les couleurs de ses habits, lançant ses bras dans le ciel bleu de Séville pour accueillir les sévillans et les autres visiteurs sans aucune distinction de culture, de pays ou de langue.  

    Elle ne cherche plus à démontrer une grandeur disparue, dans le cadre, somme toute étriquée, d’une simple exposition. Elle existe par elle seule. 

    Chaque fois que je la redécouvre, je lui trouve une personnalité plus forte, plus attachante, plus complice. Elle est presque vivante, habitée par une sorte d’humanité, l’œuvre créée ayant échappé à ses créateurs. Ironiquement, maintenant qu’elle n’a plus rien à prouver, cette place s’est imposée comme une des plus majestueuses places du monde.  

    Texte de Claudia Gillet-Meyer et Photographies de Régis Meyer.