La mer des Caraïbes a toujours compté autant de perles que de pirates, les seconds étant attirés par les premières dont Tlacotalpan faisait partie. Quelque part dans le Golfe du Mexique, cette ville posée à l’embouchure d’un fleuve, et dont le nom en langue Nahuatl veut dire « Terre entre les eaux », présente d’immenses similitudes avec Mompox, sa « sœur » quasi-jumelle de Colombie, une autre perle caribéenne. Toutes deux ont été colonisées par les Espagnols et sont devenues au XVI° siècle de riches cités à la situation privilégiée, arrimées sur un large cours d’eau ouvrant aux conquérants l’accès à ces nouvelles terres promises.
Passant de l’expansion à l’oubli, toutes deux sont aujourd’hui figées dans le temps et l’espace, au bout du bout du voyage, petits joyaux préservés et difficiles d’accès, gardant farouchement le secret de leur éternelle beauté.
Mais arrêterons ici la comparaison, car beaucoup de choses les distinguent aussi.
Au cours de sa période de gloire, Tlacotalpan était une ville d’haciendas comprenant une forte population espagnole. Elle était un centre relativement important de constructions navales mais aussi une cible de choix pour les pirates anglais. Il semble qu’elle ait héroïquement résisté à tous leurs assauts, ainsi qu’aux inondations du fleuve et au feu jusqu’à celui de 1788, qui réduisit pratiquement la ville à néant.
Et c’est là que commence sa deuxième grande aventure.
Probablement lassés de reconstruire pour perdre à nouveau, les dignitaires imposent alors à toute la population de bâtir leurs maisons en maçonnerie avec des toits en tuiles et relèguent tous ceux qui n’en avaient pas les moyens sur des lopins de terre à l’extérieur de l’enceinte. Curieusement, la ville s’est alors organisée selon un quadrillage parfait de rues longitudinales, parallèles au fleuve, comprenant un trottoir couvert surmonté de portiques, un trottoir normal et une bande de « jardin » avant la chaussée ainsi que de ruelles transversales, considérées comme secondaires, ne comprenant quasiment aucun de ces éléments.
En vertu de quel principe ? Aucun document ne vient en témoigner.
Y-a-t-il eu un architecte, un artiste, un urbaniste génial à la base de cette idée ? Mystère. L’histoire ne le dit pas. Tous les habitants étaient-ils esthètes ? Sans doute.
Toujours est-il que la ville qui naquit de cet après-incendie ne ressemble à nulle autre pareille. Il faut se frotter les yeux plusieurs fois, sous ce solide soleil des Caraïbes, pour découvrir cette succession ininterrompue d’arcades en technicolor qui présente une homogénéité inouïe.
Quand on roule en voiture tout doucement le long de ces rues, l’effet devient hypnotique et le vertige nous prend ; c’est comme un bruissement de centaines d’ailes de papillons multicolores, serrés les uns contre les autres. Car j’avais oublié de mentionner l’essentiel : le fleuve au bord duquel repose cette magnifique cité se nomme Papaloapan qui, toujours en langue Nahualt, signifie « Rivière des papillons ».
Pourrait-on dire que Tlacotalpan se résume à cela ? Oui.
Ici, les Espagnols n’ont pas construit de couvent ou de monastère exemplaires. Aucune fortification non plus. Et si la place centrale avec ses églises est certes charmante, elle ne justifie pas un détour à elle seule.
Ce qui fascine et rend perplexe est la grâce extrême de cette architecture répétitive mais sans cesse changeante. Comme une mélodie lancinante et envoûtante, au tempo invariable, avec seules quelques variations d’orchestration. Les maisons se succèdent, toutes différentes et parfaitement alignées, toutes au garde à vous dans leur drapé d’arcades, rivalisant de détails particuliers et de variétés infinies de couleurs mais appartenant toujours à un même tout. On parcourt les rues, les ruelles ; on revient sur ses pas ; on se dit que ce n’est pas possible et qu’il va y avoir une rupture ; on se retourne pour voir l’effet à nouveau, derrière identique à devant ; en fait, on reste incrédule.
Pourquoi ici ? Pourquoi faire ? Qui voulait-on impressionner ? Quel était l’objectif ?
Les questions se succèdent nous mettant sans cesse face à notre esprit occidental un peu tordu qui cherche une explication ou une relation à tout.
La réalité est que cette ville n’existe que pour prouver qu’Arthur Schopenhauer avait raison.
Il disait notamment que « L’art (…) est la contemplation des choses, hors du principe de raison. » et qu’il est nécessaire de ne plus concevoir les choses « d’après leurs relations, mais selon ce qu’elles sont en soi et par soi. » Pourquoi avons-nous toujours besoin de considérer les objets, les architectures, les lieux d’après leurs relations ?
Je pense qu’à Tlacotalpan, ce sont les papillons eux-mêmes qui ont eu le génie de cette beauté urbaine afin qu’ici tout ne soit que contemplation et qu’elle demeure hors du champ de l’utilité.
Que c’est bon !
Texte de Claudia Gillet-Meyer et photos de Régis Meyer
EN SAVOIR PLUS :
– Lire ou relire » Mompox, la ville qui surgit d’un rêve (COLOMBIE) sur HISTAMBAR: https://histambar.com/blog/mompox-la-ville-qui-surgit-dun-reve-colombie/
– Lire ou relire Arthur Schopenhauer « Le monde comme volonté et comme représentation »
Tlacotalpan est classée au Patrimoine Mondial de l’UNESCO : https://whc.unesco.org/fr/list/862
– Deux vidéos :
http://www.inafed.gob.mx/work/enciclopedia/EMM30veracruz/municipios/30178a.html