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    Atmosphère Jardins

    L’infini voyage à bord d’un bateau sans amarres (CHINE)

    30 octobre 2022

    C’est au sud du Fleuve Jaune en Chine, que l’art des jardins privés atteint son apogée à l’époque des Ming et des Qing ((XV° au XX° siècle) tout particulièrement dans les villes de Suzhou et de Hangzhou, qualifiées alors de « paradis sur terre ». 

    Lieux de ressourcement et de retraite, les jardins que possèdent les Lettrés dans leurs résidences privées, se développent alors avec un raffinement et une élégance, diamétralement opposés à l’art paysager occidental.

    Mais parler de « jardin » est peut-être un abus de langage car ces espaces, bien qu’accueillant des végétaux, sont aussi des réalisations symboliques d’un monde fini dans l’infini où l’homme se consacre à sa quête personnelle et à sa propre perfection.

    Pour le comprendre, il faut s’imaginer la vie de ces lettrés, fonctionnaires destinés à remplir des charges à la cour impériale après avoir passé des examens longs et fastidieux. Hommes cultivés, ils devaient mettre leur talent au service de l’empereur pour le guider et le conseiller voire même parfois le critiquer avec humilité et sans flagornerie au milieu d’une administration complexe sans cesse prête à les faire trébucher.

    Leur quotidien était difficile, toujours en questionnement car il fallait rester intègre et obéir, éviter les pièges et savoir aussi désobéir si la situation l’exigeait. Face à cet impossible défi, beaucoup de lettrés ont été forcés de démissionner ou se sont retrouvés bannis ou exilés. 

    On peut presque dire que, pour assumer cette charge immense, leur « jardin » était leur thérapie et le lieu où ils pouvaient se retrouver et se reconstruire. 

    C’était un « havre de fuite » hors de ce monde hostile et corrompu mais aussi un microcosme dans le macrocosme où toutes les traditions taoïstes, confucianistes et bouddhistes se retrouvaient.

    Le plus frappant est de constater que le jardin chinois est particulièrement construit, ponctué de divers bâtiments eux-mêmes reliés par des allées sinueuses entrecoupées de portes en demi-lune ou en amphore. On déambule de kiosques en kiosques au milieu de roches symbolisant les montagnes et d’un indispensable plan d’eau recouvert de lotus et de nénuphars. Tout a un sens précis. Tout est codé. Rien n’est franchement laissé au hasard.

    Dans ce contexte plutôt complexe, émerge généralement une construction encore plus mystérieuse que les autres. Lors de mes nombreux voyages dans les jardins en Chine, elle s’est imposée comme une fascinante allégorie. 

    Suzhou Shizilin

    Il s’agit en fait d’un bâtiment, posé au bord de l’étang, avec de fausses allures de bateau voué à rester irrémédiablement à quai. La première fois que je suis « montée à bord » de cette curieuse embarcation, j’ai été déboussolée par le concept. Longtemps je suis restée accoudée à la balustrade et mon esprit s’est mis à vagabonder, charmé par la poésie de cette structure et l’irrépressible envie d’évasion qui en émanait. À mon insu, j’ai commencé à ressentir la puissance d’évocation de cette architecture si particulière.

    On le nomme Fang en chinois, traduit souvent par « bateau sans amarres » ou « bateau sec ». Certains ressemblent plus que d’autres à un véritable bateau, du moins un navire comme en construisaient alors les chinois. 

    Mais où va ce bateau ? Là est toute la subtile question. Il ne peut voguer, construit en pierre et fermement accroché à la rive ; pourtant les voyages auxquels il convie ses passagers sont les plus incroyables qui soient. 

    Sur son ponton, on découvre l’étang et c’est à ce moment-là que commence l’itinérance. Celle qui nous appartient en propre, celle que nous avons choisie, celle qui nous mène vers la plus belle des destinations. Car est-il finalement besoin de partir physiquement s’il est possible de s’évader en rêves, en pensées, en illusions !

    Ce bâtiment est une ode au voyage immobile et à la liberté retrouvée. Ainsi pouvait le concevoir le lettré en charge ou tombé en disgrâce. Pour s’échapper de son univers inconfortable, il lui était possible, à bord de ce bateau et au cœur même de son jardin, d’embarquer pour des périples infinis. Il retrouvait alors la légèreté du pêcheur sur sa barque, balloté par les flots de la rivière ou du lac. Ce pêcheur qui, pour les taoïstes, était la représentation de l’être le plus libre qui soit, se laissant aller à la dérive, loin de ce monde d’intrigue, souvent représenté dans la peinture.

    Le bateau sans amarres est, à mon avis, la plus belle métaphore du jardin chinois, nous montrant combien nous sommes illimités à l’intérieur de nous-mêmes car nous pouvons, par l’esprit, tutoyer l’infini. Dans notre recherche personnelle, qui parle de limites ? L’ordre du cosmos dépasse largement les petits problèmes des êtres humains. 

    Bien sûr, plus prosaïquement, les lettrés aimaient aussi recevoir leurs amis à bord de leur bateau pour les convier à des soirées artistiques, pour des réunions privées, voire même parfois parce qu’il pouvait évoquer les bateaux fleurs où les courtisanes retrouvaient leurs clients.

    Mais le bateau sec reste un des plus symboliques pavillons du jardin – et de la culture – de la Chine. Il fut d’ailleurs reproché à la dernière impératrice douairièreCixi d’avoir dépenser des fortunes pour ériger à nouveau le célèbre bateau en marbre amarré sur le lac artificiel du Palais d’été à Pékin, après les destructions infligées par les européens.

    Beijing: Base du bateau détruit au Yuanmingyuan

    Cette reconstruction paraissait mal à propos face aux immenses besoins du pays, à l’époque. Et pourtant ? N’était-ce pas aussi une manière de se battre avec d’autres armes, celles destinées à préserver l’intégrité d’un peuple et d’une culture ? En mettant ainsi l’argent dans un symbole aussi puissant, elle voulait peut-être montrer au monde entier que son pays continuerait toujours son propre voyage, quelle que soit l’agitation passagère qui agitait les flots. 

    Texte: Claudia Gillet Meyer – Photos : Josepha Richard

    EN SAVOIR PLUS :

    Livre: L’impératrice Cixi, la concubine qui fit entrer la Chine dans la modernité – Jung Chang

    https://livre.fnac.com/a10480447/Jung-Chang-L-imperatrice-Cixi

    Livre: Jardins de Chine ou la quête du paradis – Che Bing Chiu

    https://livre.fnac.com/a2890637/Che-Bing-Chiu-Jardins-de-Chine-ou-La-quete-du-paradis