Quand une ville se développe en tant que port, j’ai toujours pensé qu’elle devait être découverte par la voie maritime et c’est donc en cargo que nous sommes arrivés à Hong Kong. La vision de ce front de mer hérissé de buildings multiformes, se miroitant dans les eaux de la baie, était époustouflante.
Dès que nous avons mis pied à terre, la belle carte postale s’est brouillée pour faire apparaître une ville désordonnée, dense, incohérente qui semblait défier toutes les lois de l’urbanisme. Choc. Rien n’était là où il devait être, dans notre vision d’européens.
Et pourtant, quelque chose d’indéfinissable faisait tenir tout ce fouillis en place et même en harmonie. Quelque chose que je ne connaissais pas encore, mais pour lequel j’allais tomber en amour : la magie du Feng Shui.
Bien que colonie anglaise à sa fondation en 1842, après les horribles guerres de l’opium, Hong Kong a toujours été profondément chinoise dans l’âme, les comportements et les croyances. Et les Britanniques, sceptiques face aux superstitions locales, se sont peu à peu laissés convaincre d’en prendre certaines en considération, notamment le Feng Shui. « Feng » veut dire « vent » et « Shui » correspond à « eau » et cette appellation est une science très sérieuse et respectée en Chine, destinée à apprécier les courants favorables de l’énergie qui influencent l’emplacement et la destinée d’un édifice.
D’abord réservé à l’édification des tombeaux des ancêtres, le Feng Shui est devenu un élément clé pour celle des maisons d’habitation puis, suite logique, des bâtiments de commerce.
À Hong Kong, le Feng Shui est non seulement un guide, c’est aussi une arme et un des influenceurs occultes les plus importants dans le développement de la cité.
Pour survivre et réussir, chacun, petit ou grand, a construit avec l’unique souci d’attirer les meilleures énergies pour sa réussite personnelle. Forcément qu’avec un tel raisonnement, les lois de l’urbanisme n’avaient plus qu’à aller prêcher ailleurs !
Au départ, les constructions respectèrent les principes de base les plus élémentaires : avoir le dos adossé au Mont Taiping (pour la protection du souffle dragon qui vient de la montagne) et la façade face à la mer (pour la richesse). Mais comme les lois du commerce sont implacables et que la concurrence devint très vite rude, âpre et frénétique, il fallut passer à des considérations plus subtiles. Chacune des sociétés qui grandissaient en puissance, restructuraient ses bâtiments pour les rendre plus modernes, plus grands, plus impressionnants et de mieux en mieux en phase avec les lois du Feng Shui.
Il y eut la « course à la hauteur » avec le building « Jardine » qui devint le plus haut en 1972, puis celui du Hopewell Center en 1980, puis celui de la Bank of China en 1990, puis IFC, puis…
Il y eut toutes les subtilités pour attirer la fortune et repousser les forces du mal : Les fenêtres hublot de la « Jardine » représentant la pièce de monnaie autant que le soleil pour la richesse, les atriums dégagés de la HSBC pour faire circuler les énergies positives et ses escalators en angle pour chasser les démons, les toits de l’IFC building qui représentent des couronnes, symboles de l’élite.
Il y eut les rectifications des maîtres Feng Shui pour contrebalancer une architecture « mal » pensée.
La plus iconique est la piscine ajoutée sur le toit du Hopewell center pour que l’énergie de l’eau compense la forme cylindrique qui rappelait une bougie se consumant (ou une cigarette) et donc faisant partir (symboliquement) l’immeuble en fumée.
Mais le plus fascinant est la véritable guerre du Feng Shui qui s’est joué et se joue encore entre chaque construction.
Cette « guerre » a toujours été présente et c’est la raison pour laquelle Hong Kong semble chaotique, mais elle éclata au grand jour avec la construction de la Bank of China. Il se dit (et s’écrit) que Pei, son architecte, n’aurait pas tenu compte des sacro-saintes lois du Feng Shui. Vrai ou pas, cet immeuble fut un bouleversement total dans la ville tant ses lignes extérieures envoyaient des ondes nocives aux immeubles des alentours.
Pei avait voulu symboliser, dans ces triangles imbriqués, la croissance du bambou, mais tout le monde y a vu des angles saillants lançant comme des flèches ou des couteaux empoisonnés aux voisins. Perfide !
On prétend que le mauvais Feng Shui envoyé par la Bank of China se dirigeait notamment vers la résidence du gouverneur britannique « comme un couteau prêt à trancher une part de gâteau ». Et, de fait, après sa construction, les gouverneurs ne restèrent pas très longtemps en place ; un mourut, un fut congédié et le dernier, un chinois, refusa carrément d’y habiter.
La HSBC, très proche de la Bank of China, réagit très vite à ces « attaques architecturales » après avoir vu chuter ses actions et fit poser des canons sur son toit, en direction de son confrère. Charmant!
Le Cheung Kong Center, qui se construisit entre ces deux banques, dut faire preuve de beaucoup de talent pour échapper à ces souffles négatifs, pris de part et d’autre entre les couteaux et les canons.
Il se dota d’un immeuble carré très sobre, aux angles doux, et aux vitres réfléchissantes de telle sorte que l’énergie tourbillonne sans perturber son propre équilibre.
Malin !
Ces mystérieuses énergies invisibles se ressentent, même pour le profane, dans toutes les rues de Hong Hong. Comme chacun doit continuellement réajuster les possibles modifications qu’une nouvelle construction pourrait provoquer, la ville se dote de ses propres « remèdes ». Une mare avec des poissons, une fontaine, un petit temple, des amulettes, des arbres ondulant au vent qui sont autant de moyens de détruire les souffles mauvais et de faire régner une atmosphère générale plus paisible.
Dans ce délire urbain effervescent et compétitif, le Feng Shui règne en maître pour préserver – aussi – notre harmonie.
Sacrée Hong Kong !
Texte de Claudia Gillet-Meyer, Photos de Claudia Gillet-Meyer, Régis Meyer et Josepha Richard
En savoir plus :
Livre sur le Feng Shui :
https://www.decitre.fr/livres/encyclopedie-illustree-du-feng-shui-9782813200686.html
Article : Grands immeubles et petites histoires: le Feng-Shui à Hong-Kong
https://www.persee.fr/doc/perch_1021-9013_1992_num_7_1_3889
Article : Tour de la banque de Chine:
https://www.voyageschine.com/hong-kong-voyage/hong-kong-attractions/tour-de-la-banque-de-chine.htm
Roman : Tai Pan de James Clavell