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    Patrimoine Paysage

    Mary Colter, la fiancée du Grand Canyon (USA)

    22 mars 2022

    Peut-on imaginer qu’au tout début du XX° siècle, le Grand Canyon, ce prodige que Dame Nature a offert aux États-Unis, était presque inconnu des pionniers de l’Ouest, seulement accessible à cheval ou par diligence ? 

    C’est en 1902 que le Grand Canyon Railway, une filiale de la Santa Fe Railway company, permit aux visiteurs de venir admirer cette merveille. Il arriva alors un concours de circonstances uniques que seul le Far West américain pouvait provoquer. La Santa Fe Railway était une des plus grandes compagnies de chemin de fer du pays et elle fut d’autant plus une réussite économique qu’un homme, britannique de nationalité, vint greffer son élégance et son sens de l’hospitalité pour faire du déplacement en train un vrai voyage agréable et attractif. Ce magicien, nommé Fred Harvey, comprit très vite qu’il fallait associer des hôtels, des restaurants et des boutiques aux arrêts du train mais, surtout, il le fit avec bon goût. Ce qui fut une première chance pour le Grand Canyon. 

    C’est ainsi qu’il imagina immédiatement un hôtel de luxe, de type chalet de montagne, construit en rondins, proche de la gare qui accueillait tous les visiteurs éblouis par ce monument de la nature. L’hôtel El Tovar fut longtemps considéré comme un des plus chers bâtiments de ce type car rien n’y manquait pour rendre le séjour dans ce lieu confortable autant qu’unique. Mais Fred Harvey ne se contenta pas de la construction d’un hôtel. Il était visionnaire et pressentait l’engouement que le Grand Canyon allait procurer. Il pensa alors à des aménagements annexes et, pour se faire, il connaissait une talentueuse architecte qu’il avait déjà fait travailler. Elle s’appelait Mary Colter. 

    Gran Canyon

    Cette femme hors du commun, né à Pittsburg en 1869, avait étudié le design et l’architecture, un métier alors réservé aux hommes, et était passionnée par l’art des Amérindiens. Au Grand Canyon, Fred Harvey lui confia la réalisation d’un premier magasin, face à l’hôtel El Tovar, où l’art amérindien serait mis en valeur pour satisfaire les touristes de passage.

    Ainsi présenté, l’affaire ressemble à une bonne opération commerciale mais la géniale association de Fred Harvey et de Mary Colter permit d’en faire un modèle pour la préservation du site. 

    Alors que l’hôtel se construisait en rondins, Mary dessina une maison qui devait rendre hommage aux maisons Hopis, premiers habitants de la région. Faite avec les pierres et le bois provenant des environs, et comportant plusieurs terrasses traditionnelles, la réalisation en fut confiée à des ouvriers Hopis qui apportèrent leur savoir-faire ancestral.

    À l’intérieur, le design de Hopi House associait des pièces amérindiennes aux murs en adobe et au sol rustique recouvert de tapis Navajos à une grande pièce de style mexicano-espagnol avec cheminée, dans lesquelles les articles étaient mis en vente. Plusieurs artisans amérindiens y faisaient des démonstrations de leur art, qu’il s’agisse de vannerie, de tissage ou de joaillerie. C’était une grande nouveauté pour l’époque et les visiteurs étaient autant surpris par la découverte de cette culture qui leur était étrangère que par le spectacle que le Grand Canyon offrait à l’extérieur. 

    À partir de 1910, Mary Colter travailla à plein temps pour les établissements de Fred Harvey en tant qu’architecte designer, en grande partie pour tous ses nouveaux hôtels associés au dévelopement du chemin de fer. C’est cependant au Grand Canyon que l’association entre elle et Fred Harvey fut, à mon avis, la plus significative. 

    En quelques années, le développement du tourisme sur le site fut tel qu’une première route fut construite vers l’Ouest de la rive Sud du Canyon afin de pouvoir faire profiter les visiteurs de différents points de vue tous plus spectaculaires les uns que les autres. Cette route d’une quinzaine de kilomètres, baptisée Hermit Road, devait se terminer par un point d’orgue, un lieu qui poncturait le parcours tout en permettant aux touristes de se poser et de prendre un thé ou des rafraichissements.

    Mary Colter proposa un bâtiment en pierres, très proche du style des natifs de la région, capable d’épouser le paysage sans jamais le défigurer. Elle voulut surtout que l’intégration d’Hermit’s rest soit parfaite au point que les visiteurs n’aient pas la vue distraite par autre chose que l’attrait naturel du site.  

    Quand le lieu fut ouvert en 1914, un des membres de la compagnie du chemin de fer, face à la rusticité de la bâtisse dit à Mary : « Pourquoi ne mettez-vous pas cela un peu mieux en état ? » et elle lui répondit en riant : « Vous ne pouvez pas imaginer combien cela coûte de le faire paraître si vieux ! ». En fait, elle avait réalisé un bâtiment qui semblait avoir toujours appartenu aux rochers auxquels il est adossé.  

    Une histoire d’amour était en train de naître entre le Grand Canyon et l’architecte. Cette dernière avait compris que ce géant devait être protégé, maintenant que le public allait s’en emparer et qu’il était indispensable d’en conserver sa sauvage beauté. 

    Jusqu’en 1933, au fur et à mesure que le tourisme se développa, Mary pensa les nouveaux aménagements du site avec la même détermination ; celle de rester au plus près de la nature environnante. Elle dessina un hôtel de campagne fait de cabanes en rondins, situé au fond du Canyon et dénommé Phantom Ranch, un autre lieu d’observation appelé Lockout ainsi que l’hôtel Bright Angel Lodge. Enfin, elle ponctua la deuxième route construite vers l’Est de la rive Sud d’une tour appelée Watchtower

    Toutes ces réalisations étaient animées par un profond respect de l’architecte pour le Grand Canyon. Si elles servaient des besoins commerciaux, elles devaient néanmoins toujours se fondre dans la nature et la déranger le moins possible. Son style capturait l’essence du passé qu’il s’agisse des habitats anciens des peuples indigènes ou de ceux des premiers pionniers. 

    De plus, les intérieurs étaient extrêmement soignés ; elle pensait tous les éléments du décor avec soin, supervisant l’exécution dans les moindres détails. Elle était têtue, exigeante, pointilleuse et déterminée d’autant plus qu’elle évoluait dans un monde d’hommes où elle devait faire prévaloir ses idées qu’elle défendait jusqu’au bout. 

    Le Grand Canyon a été déclaré « Parc national » par le Président Wilson en 1919 afin de protéger au mieux son unique et spectaculaire paysage. Grâce à Mary Colter, le ton avait été donné. Toutes ses réalisations sont d’ailleurs toujours présentes aujourd’hui sur le site. Les trois endroits les plus emblématiques sont ceux qu’elle a conçus pour permettre aux visiteurs d’admirer le Grand Canyon telle une œuvre d’art s’étalant à leurs pieds.

    Ils sont libres d’accès et gratuits. Mais Hermit’s rest à l’extrémité Ouest de la rive Sud, Watchtower à l’extrémité Est et Lockout au milieu sont davantage que des points de vue. Ils ressemblent à des sentinelles posées en vigie, veillant sur cet immense dragon si majestueux mais si vulnérable tant l’homme en est le pire prédateur. Et de fait, quelques dizaines de kilomètres plus à l’ouest, des investisseurs peu scrupuleux ont fait édifier à partir de 2004 une passerelle en verre en forme de fer à cheval surplombant le précipice. Cette prouesse architecturale de plus de 30 millions de dollars est comme une verrue disparate, totalement inappropriée au lieu. Les controverses vont d’ailleurs bon train car les quelques minutes de grand frisson pour marcher au-dessus du vide, coûtent une fortune aux visiteurs.   

    Mary Colter devait le pressentir. En postant « ses » gardiens le long de la rive Sud du Grand Canyon, elle a mis sa plus belle partie sous son éternelle protection. Et on la remercie chaleureusement ! 

    Texte de Claudia Gillet-Meyer et Photos de Régis Meyer.

    EN SAVOIR PLUS :

    Mary Colter au Grand Canyon ou l’invention d’un paysage

    https://journals.openedition.org/paysage/10858?lang=en