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    Saltaire, une cité industrielle modèle, en constant devenir (ANGLETERRE)

    27 octobre 2021
    Saltaire

    C’était dans l’air du temps. Au milieu du XIX° siècle, l’industrialisation est en pleine expansion en Angleterre bouleversant le paysage, tant physique que social, créant une révolution dans toutes les sens du terme.  Le pays se modernise, innove, produit, entraînant l’agrandissement des villes, surtout dans le Nord du territoire, et la création de nouvelles classes sociales. Aux côtés de l’ancestral clivage entre l’aristocratie et le monde rural, s’invitent deux mondes en devenir : d’une part, une classe moyenne de bourgeois entrepreneurs et de l’autre une immense classe ouvrière. La relation d’étroite interdépendance entre ces deux nouvelles strates sociales est compliquée, conflictuelle et source de toutes les mutations qui vont advenir dans l’Europe du XX° siècle.

    Et c’est là qu’intervient Monsieur Titus Salt.

    Il est le modèle type de ces nouveaux entrepreneurs qui doivent leur réussite à leur pugnacité, à leur travail sur le terrain et à leur inventivité. C’est dans le monde du textile, et plus particulièrement celui de la laine, que Titus Salt fait son apprentissage d’homme d’affaires, aux côtés de son père. Ils sont basés à Bradford, cette petite ville rurale du Yorkshire qui est devenue la capitale mondiale de la laine en un temps record. Les filatures y ont poussé comme des champignons grâce aux richesses naturelles de la région et la population est en croissance exponentielle. Les conditions de travail ont suivi la même courbe, mais dans un schéma totalement opposé. Les ouvriers y vivent les uns sur les autres, dans des conditions d’insalubrité épouvantable et l’espérance de vie est si basse que les chiffres font honte. 

    Titus est un homme discret, peu à l’aise en public mais remarquablement observateur et dépositaire d’un grand sens de la responsabilité. Lorsqu’il s’installe avec sa famille aux abords des quartiers ouvriers, il n’en croit pas ses yeux. Il découvre la misère de ceux qui l’entourent et qui dépendent d’hommes comme lui pour survivre dans un environnement qui n’a plus rien d’humain. Il va mettre à profit son sens visionnaire du commerce pour servir un humanisme dont l’époque a crucialement besoin.

    Alors qu’il est responsable des achats de laine pour l’entreprise familiale, il déniche des ballots d’alpaca sur les quais du port de Liverpool, en provenance du Pérou. Personne ne se les arrache car c’est alors une laine bien trop difficile à carder. Lui croit le contraire et dédit 18 mois de son travail avec ses collaborateurs à dompter cette matière dont il pressent pouvoir sortir un tissu unique. Son intuition et son travail acharnés sont récompensés au-delà de ses espérances. Le rendu obtenu est somptueux, associant le brillant de la soie aux qualités de la laine et, très vite, il séduit la famille royale et toutes les élites du pays.  La fortune est à portée de mains.  

    Titus Salt décide alors de sortir ses filatures de l’ambiance malsaine de Bradford et, en 1851, acquiert un terrain à quelques kilomètres de la ville, stratégiquement traversé par la ligne de chemin de fer, la rivière et le canal qui va de Leeds à Liverpool. C’est aussi un endroit charmant, bucolique et romantique, soit des qualificatifs rarement associés à l’exploitation industrielle.

    Le ton est donné ! Monsieur Salt et la rivière Aire « s’associent » alors pour former la nouvelle ville de Saltaire, au centre de laquelle sont construits les bâtiments des filatures et une des premières villes ouvrières du monde. Titus sait ce qu’il ne veut plus : des ouvriers ivres, malades du Choléra, crasseux, incultes et déprimés. Sa vision est autant philanthropique que productive et il conçoit « sa » ville sur des bases humaines, sociales et esthétiques. Pas de palais communautaire à la Godin* ou de socialisme utopiste à la Robert Owen** qui sont les autres modèles de cités ouvrières de l’époque. Il commande donc la construction d’une ville aux architectes locaux, Francis Lockwood et William Mawson, qui érigent pendant 25 ans des bâtiments en pierre de taille (et non en briques comme cela était d’usage dans les villes industrielles) dans un style classique inspiré de la Renaissance italienne.

    Les 800 maisons individuelles sont particulièrement soignées et confortables avec une réserve d’eau, l’éclairage au gaz et un jardin ainsi que des pièces séparées et un espace dédié à la cuisine. Un luxe infini pour ces familles ouvrières en comparaison de leurs conditions passées ! Les rues sont nommées selon les prénoms des enfants de Monsieur Salt et de la famille royale et s’organisent autour de tous les attributs d’une ville :  deux églises, une école, un théâtre, un hôpital, des bains publics, des maisons de retraites et un immense parc. Et l’ensemble est harmonieux, aéré et esthétique ; il est alors occupé par les 3500 personnes qui travaillent pour la filature de Salt! 

    Titus Salt croit en l’éducation des enfants, à des conditions de vie saines, à des distractions à la portée de tous, à des soins pour les malades et les plus âgés. Il milite politiquement pour l’amélioration des conditions de travail, la réduction des heures journalières et une ville pour habiter et non seulement se loger.

    Même si son engagement va dans le sens de l’intérêt de l’entreprise, son humanisme ne fait aucun doute. Il fut d’ailleurs un homme public et un patron fort estimé comme en ont témoigné les 100 000 personnes qui ont suivi son cercueil lors de son enterrement dans le cimetière de l’église de Saltaire.

    Le complexe industriel de Salt Mills a fonctionné après sa mort avec sa descendance puis jusqu’en 1986 et, comme les bonnes idées ne vieillissent jamais, il a été sauvé de l’abandon par Jonathan Silver, un homme d’affaire local, peu de temps après. 

    La fin des années 80 amorçait alors une autre révolution : celle de la restauration et réutilisation de monuments ou friches industrielles. C’est ainsi qu’une nouvelle population est venue habiter à Saltaire, mêlant artistes et nouveaux entrepreneurs du monde digital. Jonathan Silver a fait de son ami, l’artiste David Hockney né à Bradford, l’invité permanent de Salt Mills, et a dédié le lieu à des expositions temporaires et à l’accueil de sociétés numériques. Le site a été classé par l’UNESCO en 2001.

    Saltaire a échappé à toute démolition (seulement 1% de son patrimoine a été détruit) et est devenue le joyau architectural de Bradford, sa voisine, dans le développement touristique et culturel de la région. Bien plus qu’un témoignage des villes ouvrières utopiques de l’époque, elle a réussi le pari risqué d’être toujours habitée, vivante et active.

    Sir Titus Salt était un visionnaire tant pour la fabrication de ses tissus en alpaca que pour la conception d’une ville. Dans les deux cas, il a mis le confort et le bonheur de l’être humain au centre de ses préoccupations !

    Texte de Claudia Gillet-Meyer et photos de Régis Meyer (sauf deux !)

    *Familistère de Guise érigé par Jean Baptiste Godin en 1859 (France)

    ** Le village de New Lanark construit par David Dale et Robert Owen en 1786 (ECOSSE)

    En savoir plus :

    SALTS MILL

    http://www.saltsmill.org.uk

    • Sir Titus Salt, Baronet, His Life and Its Lessons, by Robert Balgarnie

    https://librivox.org/sir-titus-salt-baronet-by-robert-balgarnie/

    Saltaire, ville-usine modèle du Nord de l’Angleterre : un objet urbain à part entière entre permanence et mutation par Aurore Caignet

    https://journals.openedition.org/rge/9253

    Saltaire, inscrite au Patrimoine mondial de l‘UNESCO

    https://whc.unesco.org/fr/list/1028/