C’était un petit mouton. Pas très laineux. Un peu chétif. Un mouton de quelques jours.
Il avait été laissé là, au milieu de ce terrain vague, à découvert, à la vue de tous et il se sentait fort vulnérable. Le sol était froid et il n’y avait aucun abri. Le soleil qui le transperçait le rendait presque transparent et le cachait à la vue, d’une certaine manière. C’était sa seule protection.
Puis vint une brusque et rapide rafale de vent qui le projeta en l’air et ailleurs. Il roula sur lui même, dans tous les sens, et s’arrêta derrière un énorme morceau de bois, posé là comme un tronc, sur un sol doux et moelleux. Il se pelotonna et s’endormit après toutes ces émotions, ayant enfin l’impression d’avoir un coin où se cacher. Ce qu’il fit.
Jour après jour, il grandit et grossit. Sa laine s’épaissit et il devint un énorme mouton, derrière son tronc d’arbre. Il avait une vue imprenable et, de temps en temps, il apercevait d’autres moutons au loin qui ne restaient jamais très longtemps dans le paysage. Il s’épaissit tant qu’il ne put plus bouger, mais cela ne le dérangeait pas car il ne souhaitait pas bouger. Cette vie léthargique de mouton grassouillet lui convenait parfaitement. Seul et protégé, il n’avait pas d’autre ambition que de continuer à grossir.
Un jour pourtant, un bruit assourdissant le réveilla. Un bruit qu’il ne connaissait pas mais qui le faisait trembler. Il était devenu trop imposant pour voir derrière son arbre alors il attendit pour comprendre d’où pouvait bien venir ce bruit qui se rapprochait dangereusement. Soudain, l’arbre qui le protégeait du monde et des regards, disparut, comme s’il avait été déplacé, avec un grincement sinistre. Un froid glacial l’envahit et il découvrit une vaste étendue devant lui, inconnue et menaçante, parcourue par des vibrations qui lui remontaient le long du corps.
C’est alors qu’il le vit, tout rouge, énorme, écumant et tonitruant. Face à lui.
Il sut que sa dernière heure de mouton de salon était arrivée. Quelque chose en lui le savait depuis toujours, depuis qu’il avait commencé son existence de mouton chétif, quelques années auparavant. Le face à face fut de courte durée. L’aspirateur fonça sur lui et le happa, dans une monstrueuse et gloutonne aspiration, comme on gobe une mouche.
Supprimé le mouton de derrière le vaisselier de chez la Tante Germaine qui vit à la campagne. Depuis qu’on lui avait offert un aspirateur, elle les zigouillait tous les uns après les autres, telle une serial killer du ménage, un sourire carnassier aux lèvres, remuant les meubles et les tapis qu’elle avait laissé tranquilles jusqu’à ce jour.
C’est alors que l’aspirateur repu fit un autre bruit, un drôle de bruit d’indigestion, comme un rôt mécanique. La Tante Germaine hallucinée ouvrit le ventre de l’animal pour voir d’où provenait un tel vrombissement. En l’opérant ainsi, le sac au ventre tendu qui était logé à l’intérieur lui explosa au visage, libérant dans un cri d’allégresse, une armée de moutons.
Tante Germaine écumait.
Elle prit son aspirateur qu’elle flanqua éventré à la poubelle et balaya tous ces moutons dehors qui partirent se dorer la pilule sur la pelouse, sous le doux soleil de printemps.