Claudia Gillet-Meyer Nouvelles

À table !

13 juin 2022

Au départ, il y a la salle. La salle de restaurant. C’est évident que tout part de là.

Cette salle de restaurant a une histoire. Forcément. 

Soit il s’agit d’une salle qui a été dessinée et construite pour être un restaurant.

Cette salle-là n’a aucune excuse pour la suite des événements qui nous concerne. Nous la considérerons comme présumée coupable.

Soit il s’agit d’une salle qui a été adaptée en restaurant avec circonstances atténuantes. Dans ce deuxième cas, il y a encore des sous-cas. D’abord l’espace « à identité variable », conçu pour être une parcelle au bas d’un immeuble avec affectations diverses et variées, dont celle d’un restaurant. Ensuite, le corps de bâtiment ancien, type ferme, château, moulin ou autre, réhabilité en restaurant. Ou encore le commerce de vêtements ou de meubles qui a périclité et qui a été repris et transformé en restaurant. Bref, il y a de vraies raisons de penser que de nombreuses salles de restaurant peuvent ne pas avoir été toujours définies, construites, organisées et aménagées pour être des restaurants, au départ. C’est un détail important qu’il faut impérativement garder en mémoire car il conditionne beaucoup, beaucoup de choses, ensuite.

Partant de ce postulat de base, vient la deuxième épreuve. Celle des contrôles sanitaires, juridiques, vétérinaires et européens. Celle où il faut évaluer les entrées et les sorties en fonction du froid et du chaud, de l’évacuation en cas d’incendie, des commodités de livraisons, des ouvertures sur rue et de la devanture. Etape tragique qui conditionne à nouveau l’espace de départ avec d’autres contraintes. Qui rajoute des handicaps sur la salle qui avaient déjà, on l’imagine, ses portes et ses fenêtres, ou ses cheminées, ou ses décochés, ou d’autres aspérités de terrain avec lesquelles il faudra compter. Ceci est valable pour toutes les salles.

Puis c’est enfin l’ultime étape. Celle où un décorateur, un architecte, un cuisinier, sa femme, un gestionnaire ou l’ensemble réuni, décident de meubler l’espace qui a pour vocation de devenir une salle de restaurant. De le meubler avec des tables et des chaises notamment. Et un vaisselier, et une horloge, et une desserte, et des plantes vertes, etc.

Tous ces épisodes, qu’il faut vraiment bien garder présents à l’esprit, ont une répercussion irréversible sur le confort du futur client. Client que nous sommes, un jour ou l’autre, dans un quelconque restaurant.

On peut aisément s’imaginer combien l’agencement d’un restaurant est soumis à des paramètres compliqués, logistiques, esthétiques, de rentabilité et de consensus. Il faut qu’il satisfasse les clients, les serveurs, les cuisines, les ambitions du propriétaire, son image de marque et pleins de domaines différents et parfois antinomiques.

Bien. Parfait, même. On a tous compris que rien n’est simple et en particulier l’aménagement d’un restaurant et qu’il faut être indulgent. Ce que nous sommes…. a priori.

Mais pourquoi diantre, y a-t-il toujours la table fatidique, la table maudite, la table catastrophique, la table qui n’aurait jamais du exister dans ce lieu ?

Et encore, s’il n’y en avait qu’une… Mais elles sont parfois plus nombreuses qu’on ne le croit, les tables à cocher en rouge sur le plan d’un restaurant, celles à éviter, à proscrire, à désintégrer.

Pourquoi diable après tant d’années de restauration planétaire, ces tables-là n’ont pas été supprimées ?

Il y a bien eu, un jour, un restaurateur qui a mangé dans un autre restaurant à une de ces tables et qui a décidé que, chez lui, au grand jamais, il n’aurait pas de tables identiques.

Il y a bien eu, un jour, l’ami du restaurateur qui lui veut du bien et qui lui a dit, dans le creux de l’oreille, que la table N°6, là-bas, devrait être déplacée ou supprimée car elle est invivable.

Il faut croire que tout cela n’est jamais arrivé car ces tables punitives existent toujours. Je les ai rencontrées.

La première est la plus repérable. C’est la table en apesanteur.

Celle qui flotte dans la salle comme un bouchon sur l’eau. Celle qu’on a posé là avec le vide autour ou derrière et qui vous donne l’impression d’être tout nu au milieu de la salle. Elle est parfois à la limite entre deux salles, ou à la limite entre la salle et le bar. Celui ou celle qui est assis avec le territoire limitrophe de l’autre salle ou du bar, dans le dos, a l’étrange sensation de ne pas appartenir à sa tablée. Comme s’il était happé par l’espace interstellaire derrière lui. Elle est parfois carrément au centre du restaurant, comme une paria, et l’ensemble des convives est en flottaison dans la salle, dévorés par les regards des autres qui les privent de leur intimité bien protégés qu’ils sont, eux, dans leurs angles, contre les murs. Cette table vous donne l’impression de manger sur scène.

Peu à peu vous perdez l’appétit et la conversation se tarit comme si des dizaines d’oreilles s’étaient invitées à vos côtés.

À désintégrer.

La deuxième est plus subtile ou plus pernicieuse ; c’est la table vicieuse.

À première vue, elle semble bien sous tous rapports. Elle est même avenante, bien placée, dans un angle précisément. Une fois installés, vous ne remarquez rien car vous êtes connectés avec votre estomac et votre appétit grandissant. Tout votre être est tendu vers la carte qui arrive et vers sa lecture qui vous allèche et monopolise votre attention. Vous commandez et hop, vous vous relâchez un peu, attendant le plat auquel vous pensez, tranquille et détendu. Et c’est à ce moment-là, en pleine vulnérabilité, que la table se révèle enfin ce qu’elle est. La garce.

Un soudain (croyez-vous) petit air froid, insidieux, difficile à repérer, vous caresse la nuque, ou le bas du dos, ou le côté droit. Vous cherchez la porte ou la fenêtre ouvertes. En vain. Il n’y en a pas. Voilà le vrai vice de cette table. Le courant d’air n’est pas relié à une cause identifiable. Il vient d’on ne sait où et justement le serveur semble totalement en ignorer la provenance, sournois qu’il est.

Vous commencez à focaliser sur ce courant d’air et vous vous contractez, contrarié. La conversation vous échappe. Tous vos muscles se raidissent et quand votre plat arrive, vous l’avalez sans plaisir et avec un gigantesque mal à l’estomac qui gâche tout. En prime, vous y gagnez un rhume car le courant d’air existe vraiment mais il vient d’une aération éloignée, des lois impénétrables des courants d’air froids et chauds, lourds et légers, qui se promènent dans l’espace.

À désintégrer.

La troisième est inacceptable. La table située près de la cuisine et de ses portes.

Celle qui n’existe que parce que le restaurateur a un sens du profit trop développé ou une côte de popularité qui le place au-dessus du commun des mortels et lui fait penser qu’il est de droit divin. Celle-ci, on doit la refuser tout de go, même si on a un ami qui voulait à tout prix manger dans ce restaurant et qui n’est pas regardant sur la table qu’on occupe. Si, si, il y a des gens comme ça.

Si vous restez, il vous en coûtera un incessant va et bien autour de vous, des bruits de vaisselle dans le fond, avalés et recrachés chaque fois que les portes battantes, battent. Vous pouvez avoir en prime un début de dispute en cuisine qui ne vous intéresse pas du tout.

S’ajoutent les frôlements des serveurs en début ou en bout de course, qui font leur pas de rappel avant d’entrer ou de sortir. À moins d’appartenir à la concurrence, cette table n’a aucun intérêt.

À désintégrer.

La quatrième ne devrait même pas être mentionnée, car il est impossible de croire qu’il existe encore ce type de table dans un restaurant. Pourtant, les apparences sont parfois trompeuses et, s’asseyant derrière un magnifique ficus, placé devant un paravent, on peut découvrir soudain par un sordide bruit d’écoulement des eaux, pas si lointain que ça, que cette table est située à côté des toilettes, qui sont installées derrière le paravent et le ficus. Passons sur les allers et venues des gens, sur les bruitages divers et variés et l’échappée d’effluves qui ne sont pas compatibles avec notre présence dans ce lieu. Bien qu’inadmissible, cette table n’a pas encore disparue de certains restaurants.

À désintégrer.

La cinquième table à proscrire ne peut exister qu’à la suite d’un conflit entre le restaurateur et le décorateur, que ce dernier soit un ami, sa femme ou un professionnel. Cette table est assez fréquente et, comble de l’énigme, est souvent attribuée même quand on a réservé. C’est la table en stand by ; celle qui est presque dans le corridor, ou après le meuble à liqueurs, ou dans l’entrée ou devant l’ascenseur. Cette table a peut-être été posée là, par erreur, par un type qui déménageait les meubles et elle a été oubliée. On l’a dressée, machinalement, et depuis, on y met des clients. C’est la seule explication possible.

Si elle est attribuée après réservation, on peut supposer que notre nom ne figure pas sur la liste des gens en vue, des copains, des « people » et autres « matuvus ». Donc, on met les anonymes, les sans identités, les sans noms, les SDF de la société « branchouille », à cette table, là où ils ne gêneront personne, ne se feront pas trop remarquer et permettront à ceux qui en sont, de rester entre eux.

Eventuellement, à cette table, on peut aussi vous oublier.

À désintégrer.

Dans un restaurant qui postule à monter dans les étoiles, l’existence de ces tables-là devrait donner lieu à des blâmes, à des mauvais points de mauvaise conduite, car, somme toute, il m’est apparu tout à fait extraordinaire de constater que l’addition était exactement la même qu’aux tables bien placées.

À moins que, à partir du moment où un restaurant devient théâtral dans ses us et coutumes, il n’adopte aussi les règles établies dans le domaine du spectacle.

Table avec vue, sans vue, avec WC, sans WC, avec courant d’air, sans courant d’air, etc. et tarif adapté.

Il serait ainsi appréciable de savoir, dès le départ, qu’on dîne au poulailler.

Claudia Gillet-MEYER ( Tous droits de reproduction interdit sans l’autorisation de l’auteur)

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